Mon histoire avec l’Histoire

Depuis ma plus tendre adolescence, j’aime l’histoire. Pas juste les histoires mais celle avec un grand H, l’Histoire, celle qui raconte les hauts faits des grands hommes et des grandes femmes, les batailles qui ont changé la face du monde et les inventions qui ont révolutionné nos manières de vivre.

Très tôt, je me mets à lire sur le sujet. Je commence par les vieux manuels d’histoire que mon père avait gardés de son temps sur les bancs d’école. Je passe aux revues populaires, souvent gallo-centristes, donc ma culture historique de départ est plutôt hexagonale pour un Québécois. Je n’y peux rien: les assauts des châteaux-forts et les charges de cavalerie me semblent plus passionnants que la traite des fourrures et les grèves de l’industrie minière. Enfin, je commence à me farcir d’ouvrages spécialisés sur l’Antiquité grecque et les grandes explorations de la Renaissance.

Tout de suite après le secondaire, je prends l’option « sciences humaines sans mathématiques » au cégep, non seulement pour me débarrasser de cette matière que je déteste, mais surtout pour me rapprocher un peu plus de ma matière préférée. C’est aussi au cégep que je tombe en amour avec le théâtre. Molière, Shakespeare, Anouilh – je les dévore et j’en redemande. Je monte sur les planches pour la première fois et je deviens accro aux feux de la rampe. Ça change le cours de mes études.

Mon inscription est faite à l’université: majeure en théâtre et mineure en littérature française. La première année est ardue: je me sens peu d’affinités avec mes collègues bohèmes qui passent, me semble-t-il, plus de temps dans les manifs qu’à la bibliothèque. Insatisfait de cette relation, je recommence à fréquenter ma vieille maîtresse, l’Histoire.

Deuxième année d’université: je suis maintenant au certificat en histoire. Je suis gonflé à bloc. Voici enfin ma véritable voie! Je serai professeur d’histoire! Je vais enfin pouvoir embrasser tout l’horizon de l’épopée humaine: de l’Antiquité à l’époque contemporaine, en passant par le Moyen Âge, la Renaissance, les Lumières et la révolution industrielle. J’allais enfin côtoyer tous mes préférés: les Romains pré-Empire, les Vénitiens républicains, les Français révolutionnaires et les stoïques Anglais de cette bonne vieille Vicky.

Mais je me bute bientôt à un obstacle: il s’avère qu’étudier l’histoire au niveau universitaire n’est pas aussi… excitant que je ne l’aurais cru. Il y a assez peu de sagas épiques à découvrir et beaucoup plus de vieux titres de propriété ruraux à éplucher. C’est à ce moment que je me rends compte que l’étude de l’Histoire, celle avec un grand H, est l’étude de la vie ordinaire davantage que celle de vies extraordinaires.

Je ne me sens pas à ma place et je ne suis pas le seul à le soupçonner. Ça se ressent dans l’impatience de mes collègues devant mon manque d’enthousiasme et de rigueur. Je me rappelle cette fois où j’ai particulièrement irrité mes coéquipiers sur un projet de session en prenant toutes mes références dans le Henry V de Shakespeare. J’y voyais une excellente explication de la succession en accord avec la loi salique. Mes collègues n’étaient pas de mon avis et le professeur leur a donné raison quand il m’a attribué – à moi seul – la note que méritait une recherche aussi superficielle.

J’ai appris à la dure pendant un an avant d’obtenir finalement mon certificat. Il en a fallu des échecs et des quasi-échecs pour apprendre toute les leçons que j’avais à apprendre, mais ça a fini par porter fruit. Deux ans plus tard, j’ajoutais un baccalauréat personnalisé en histoire du théâtre à mes papiers. Entre les deux diplômes, j’ai étonné mes professeurs de langues anciennes et d’histoire de l’art par la rigueur avec laquelle je m’acquittais de mes recherches. Même mes anciens profs du certificat, que je recroisais dans certains cours, ne reconnaissaient plus le flemmard qui avait encombré leur auditorium quelques sessions plus tôt.

Certes, j’ai su tirer profit de cette expérience en apprenant la valeur d’une solide argumentation basée sur une recherche approfondie, mais la leçon la plus précieuse que j’ai tirée de ce parcours est la suivante: je n’étais pas un historien et je ne le serais jamais.

Ce que j’aimais le plus, depuis le premier livre ouvert dans le sous-sol chez mes parents, c’est me faire raconter l’Histoire, et non l’exhumer. Je voulais des fables, pas des faits.

L’Histoire que j’aimais n’en était pas vraiment une. C’était une version « parc d’attractions » de la vie des hommes, avec des mascottes en costumes représentant les grands de ce monde et le reste de l’humanité réduit à l’état d’employés de service. J’étais un touriste, un consommateur qui aimait déambuler entre les dioramas, sans jamais me demander sur quelles vérités s’articulaient les tableaux qui m’étaient présentés.

L’Histoire, la vraie, c’est avant tout l’étude des documents et objets qui attestent de l’expérience humaine depuis les temps les plus reculés. Elle fait état de tous nos efforts et de tous nos conflits, et réussit ainsi à rassembler en un témoignage véridique la meilleure définition possible de notre nature.

Au-delà du simple rapport des faits, l’Histoire a une valeur inestimable puisqu’elle nous permet de mieux comprendre comment et pourquoi nous agissons comme nous le faisons. Elle souligne les cycles, met en abyme les causes de nos plus grands écueils et, par ce devoir de souvenance, nous offre l’opportunité d’éviter la répétition de nos erreurs les plus impardonnables.

D’une certaine façon, les historiens sont les véritables héros qui devraient être mis de l’avant, plutôt que les César, Napoléon et Churchill. Je reconnais que je n’ai ni la trempe ni l’ambition pour être un héros de ce calibre.

Je n’ai jamais voulu être un historien comme Jacques Le Goff ou Jean Hamelin. Je voulais être un chroniqueur comme Plutarque, un panégyriste comme Shakespeare. Je ne voulais pas dévoiler l’Histoire, je ne voulais que la raconter à mon tour.

Je ne voyais que le côté grandiose et sentimental de l’Histoire, mais celle-ci est faite d’une étoffe autrement plus complexe qu’un simple enchaînement de gestes illustres. Elle est tissée de souffrances quotidiennes et d’actes de courage anonymes. La véritable Histoire, celle avec un grand H, nous enseigne que nous contribuons tous à la grandeur humaine par chacune de nos actions, que ce soit à l’Âge du bronze ou aujourd’hui. Elle nous affirme que nous sommes tous importants, donc tous responsables de faire de ce monde le meilleur des mondes.

Malgré cette épiphanie, je n’ai jamais perdu mon intérêt pour l’histoire. Je lis toujours beaucoup sur le sujet et tout ce qui se passe à une autre époque – films, séries, jeux vidéo – a le don de me captiver d’une manière particulièrement vive.

Et aujourd’hui encore, il arrive que des gens me disent: « Tu aurais fait un super bon prof. J’aurais adoré être dans tes cours! » Alors je me tais et je les remercie pour le compliment.

Néanmoins, je sais que j’aurais fait un piètre professeur. Je n’aurais jamais eu la constance et la rigueur que cette discipline exige. Mais j’aurais fait – et je crois que je fais toujours – un excellent raconteur.

J’aime partager les histoires de l’Histoire.

Je laisse aux historiens le soin de déterrer la vérité. Moi, je ne suis qu’un saltimbanque qui se plaît à la montrer sous une lumière un peu moins crue, question d’égayer, ne serait-ce qu’un petit moment, la vie si ordinaire que nous menons, avant de faire un jour, nous aussi, partie de l’Histoire à notre tour.

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