Ça fait quoi? Un an que je n’ai rien écrit ici? Il est grand temps que je me dégourdisse la plume. Pour ce faire, j’ai trouvé l’excuse idéale: maugréer comme le vieillard que je deviens progressivement. Mise en contexte: pour les besoins d’un projet personnel, je devais trouver une version française du poème The Second Coming par W. B. Yeats.
Écrit en 1919, ce poème dépeint de façon sublime le trouble qui régnait dans les esprits au lendemain de la Première guerre mondiale. Par le truchement d’images tout droit sorties de l’Apocalypse de Saint Jean, Yeats exprime avec brio les horreurs auxquelles ont été confrontés les survivants, non seulement devant les ruines et les innombrables morts mais surtout face au potentiel malfaisant qui sommeille en l’être humain. Pour le poète irlandais, il s’en était fallu de peu que le monde entier n’atteigne sa date d’expiration et que le bon dieu decide de tout jeter avec les asperges molles et le beurre rance.
Le texte dont j’avais besoin est la première strophe:
Turning and turning in the widening gyre
W. B. Yeats, The Second Coming (1919)
The falcon cannot hear the falconer;
Things fall apart; the centre cannot hold;
Mere anarchy is loosed upon the world,
The blood-dimmed tide is loosed, and everywhere
The ceremony of innocence is drowned;
The best lack all conviction, while the worst
Are full of passionate intensity.
La seule traduction que j’ai trouvée est celle d’Yves Bonnefoy, un monsieur fort cultivé et bardé de prix divers qu’on clame être l’un des plus grands poètes français de ce siècle et du précédent. Or, en toute honnêteté, je pense que sa traduction… laisse à désirer*:
Tournant, tournant dans la gyre toujours plus large,
Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.
Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.
L’anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les saints élans de l’innocence.
Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
Se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises.
C’est fort joli, mais le manque de loyauté envers le texte de base est navrant. Vous me permettrez donc un excès de rectitude linguistique…
« Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier. » Yeats utilise l’expression « cannot hear » (« n’entend pas »). Il n’y a aucune notion que le faucon ait perdu la faculté d’entendre le fauconnier. Bonnefoy introduit ici un sens qui ne se trouve pas dans le texte original.
« L’anarchie se déchaîne sur le monde ». Oui, mais pas tout à fait: Yeats ne dit pas « Anarchy is loosed » mais plutôt « Mere anarchy is loosed« . Le mot « Mere » est ignoré du traducteur et son sens est donc omis de la version française.
« Comme une mer noircie de sang ». Alors là non. Le texte de Yeats ne comporte aucune comparaison; l’ajout de cette figure de style tient purement de la fantaisie du traducteur et ajoute une nuance de son cru absente dans le texte en anglais. Yeats écrit: « Mere anarchy is loosed upon the world, / The blood-dimmed tide is loosed » et non: « Mere anarchy is loosed upon the world, / Like a blood-dimmed tide« .
Puis, tout à coup, le traducteur français décide qu’il a de meilleures idées que le poète irlandais et se met à broder de toutes pièces. « The ceremony of innocence is drowned » est traduit par « On noie les saints élans de l’innocence ». Les idées de noyade et d’innocence ont été conservées mais j’ignore d’où viennent ces « saints élans ». Le mot « ceremony » en anglais peut prendre de nombreux sens – et davantage encore si l’on consulte des dictionnaires contemporains de l’auteur – mais jamais il n’a pris celui de « saints élans » ou même « élan » tout court.
Je passe sur la traduction plutôt libre de l’avant-dernier vers mais je ne peux m’empêcher de critiquer les choix de Bonnefoy pour celui qui clôt la strophe. Outre le marqueur de relation « while » dont le sens est complètement omis, il parvient d’une quelconque façon à tirer de « passionate intensity » l’expression tarabiscotée « l’ardeur des passions mauvaises ». Je saisis que « ardeur » vient de « intensity » et que, de même, l’adjectif « passionate » passe son sens dans le substantif « passions », mais pourquoi ajouter « mauvaises »? Le sens de ce mot est déjà présent à la fin du vers précédent dans l’expression « the worst » (« les pires »).
Passe encore si Bonnefoy n’avait pris qu’une ou deux libertés, mais il semble avoir entrepris de réécrire plutôt que de traduire le poème de Yeats. Sa version tient plus d’une adaptation dans les grandes lignes que d’une traduction fidèle au sens et à l’esprit du texte original. C’est dommage, car les vers de Yeats sont magnifiques; les traduire d’une façon si désinvolte dérobe au lecteur strictement francophone une grande part de l’âme de l’auteur. À ce propos, il me vient à l’esprit cette expression des Italiens: « traduttore, traditore » (« traducteur, traître ») qui déplore qu’une traduction ne pourra jamais rendre un hommage juste au texte original, ne serait-ce que parce que le génie de chaque langue est unique. Il est donc impossible de produire un équivalent « un pour un » d’un texte en passant d’une langue à une autre.
Et pourtant, je suis certain qu’il aurait été possible de faire mieux que Bonnefoy dans ce cas-ci. Je dis cela en toute modestie, au pied de la montagne d’honneurs littéraires qui lui ont été rendus. Je ne crois pas que ma critique de la traduction d’une seule strophe fasse grand ombrage à sa gloire, mais je suis quand même disposé à proposer ma propre traduction**, ne serait-ce que pour subvenir au besoin qui m’a mené à cette réflexion.
Tournoyant dans la gyre qui s’étend,
Le faucon ne peut entendre le fauconnier.
Tout se disloque; le centre ne peut tenir.
La pure anarchie se déchaîne sur le monde;
La marée noire de sang déferle et, partout,
La cérémonie de l’innocence est noyée.
Les meilleurs se vident de toute certitude, tandis que les pires
Débordent d’une ardeur passionnée.
J’avoue avoir pris moi-même quelques libertés.
Tout d’abord, au premier vers, plutôt que de répéter « tournant » (ce qui se limite à calquer Yeats), je n’ai utilisé qu’un seul mot – « tournoyant » – qui signifie déjà « tourner plusieurs fois ». Ensuite, à l’avant-dernier vers, plutôt que de traduire « lack » par « manquent », j’ai opté pour l’expression « se vident de » qui, je crois, produit une belle antithèse cornélienne*** avec le verbe « débordent » dans le vers suivant. Enfin, justement, ce « débordent » en rajoute un peu par-dessus le sens de « are full » dont la traduction française directe (« sont pleins ») me semblait un peu trop faible pour le ton et le sujet.
Comme quoi que, face au travail de traducteur, si l’on est tous un peu des traîtres, on trahit souvent au profit d’une bonne cause. Mea culpa moi de même!
* Cela dit, ça n’enlève rien au talent du monsieur comme poète. Baudelaire et Boris Vian ont beau être des géants littéraires, ça ne les a pas empêché de massacrer respectivement Edgar Allan Poe et Raymond Chandler dans des traductions foireuses.
** Je n’ai aucune formation en traduction, juste une facilité naturelle avec les langues. Les professionnels qui lisent ceci ont le beau jeu pour me critiquer.
*** Voilà pour ceux qui croyaient qu’une année complète d’inactivité sur ce blogue me rendrait moins pédant.
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